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L’HORRIBLE METAMORPHOSE

Nelson se sentait tomber à une allure folle, comme un météore, dans des abîmes sans fond. Il lui vint à l’idée qu’il était mort et il se demanda où allait son âme, ce qu’il se passerait quand elle serait arrivée à son but.

Le néant défilait autour de lui en un hurlement silencieux tandis qu’il plongeait de plus en plus profondément. Soudain il en heurta le fond. Il lui parut alors que l’univers s’écroulait sur lui, l’étouffant dans une obscurité absolue.

Bientôt, très faiblement, il perçut de nouveau de la lumière et des sons… telle une mince toile d’araignée qui l’enveloppait. Il se rendait compte de quelque chose d’inattendu, puis il comprit qu’il respirait.

Il avait le souffle lourd. Cela faisait un bruit sourd et inaccoutumé dans ses oreilles, mais c’était agréable de respirer de nouveau. Cela signifiait qu’en définitive il n’était pas mort. Il attendit que son étourdissement le quitte, pour voir clair de nouveau.

Mais il n’avait pas vraiment besoin de voir.

Dans la sombre confusion de son esprit, une image commençait à se former. Elle était tissée de sensations qui lui étaient peu familières. Des froissements, des grattements, des cliquetis, des respirations à des rythmes différents… des bruits qui auraient dû rester à la limite de l’audible mais qui, au contraire, étaient clairs et précis.

Ils constituaient la toile de fond de l’image, la trame. Les fils de la trame devenaient plus brillants, plus solides. C’étaient… des odeurs.

L’odeur puissante et lourde du cheval, l’émanation forte, mais grisâtre du loup, le relent écarlate et sombre du tigre, l’âcreté pénétrante d’un grand oiseau. Et l’odeur d’homme qui était en soi tout un éventail d’odeurs, plus subtiles et complexes que celles des bêtes.

Eric Nelson se rendit compte avec horreur, et sans vouloir y croire, que non seulement il connaissait chacune de ces odeurs distinctes, mais qu’il savait en outre à qui elles appartenaient. Elles avaient des noms : Hatha, Tark, Quorr, Ei, Kree et Nsharra.

Il s’éveilla alors d’un seul coup, en un choc de frayeur nouvelle et ouvrit les yeux sur un monde qu’il n’avait encore jamais vu.

C’était un monde dépourvu de couleur. Un monde en noir et blanc, en nuances de gris divers. Il percevait clairement les objets, mais sur un plan inaccoutumé. Son champ de vision était bas et horizontal, sans perspective. La grande galerie de verre miroitant lui apparaissait comme une image peinte en à-plat sur un mur gris.

Mais il voyait. C’était avec une terrible netteté qu’il se voyait, lui, Eric Nelson, endormi dans un fauteuil de bois à six pieds de distance ! Un cri d’horreur lui monta aux lèvres, malgré lui, et sa voix émit un hurlement.

Un cri de loup…

Son corps dormait, mais il n’était plus dedans, et il s’exprimait par la voix d’un loup.

Eric Nelson chancela un instant au bord de la démence puis il se raccrocha désespérément à une explication possible. Des stupéfiants… Kree lui avait administré quelque méchante drogue qui lui donnait des hallucinations. Une part de sa peur se changea en colère contre Kree. C’était une sensation épouvantable que de regarder à distance son propre corps. Il voulait y rentrer immédiatement.

Il commença à s’en rapprocher, mais cela ne paraissait commandé ni par la volonté ni par la pensée. C’était un pur mouvement physique. C’était comme de marcher à quatre pattes !

Le jeu souple de muscles déliés, d’articulations élastiques, aisées, le pas assourdi de pieds à coussinets, le léger cliquetis des griffes sur le plancher de verre…

Il vit dans le mur de verre le reflet vague de toute la scène. Eric Nelson affalé et endormi dans le fauteuil, Nsharra assise, avec l’aigle perché derrière elle et Tark à ses pieds, le grand étalon noir Hatha, le tigre accroupi et Kree… et tous l’observaient. Ils observaient le jeune chien-loup Asha qui marchait lentement vers l’homme endormi.

Nelson s’immobilisa et le reflet d’Asha s’arrêta aussi. Il voyait le loup qui le regardait dans le miroir éteint et une froide certitude – par-delà la peur – grandissait en son esprit.

Il se mit à trembler. Il sentit ses lèvres se rétracter et l’image réfléchie d’Asha lui montra ses crocs blancs. De nouveau Nelson cria avec la voix d’un loup et il vit l’image d’Asha lever la tête pour hurler.

Nelson se rapprocha encore de son corps endormi et tenta de le toucher. Et le reflet dans le mur lui montra le jeune loup touchant de la patte la poitrine de l’homme endormi, en gémissant.

Quorr éclata de rire, en une toux grondante de dérision.

Nsharra parla, sa voix-pensée insistante et claire dans l’esprit de Nelson.

– Père, parle-lui ! Explique-lui, avant que son cœur se brise !

Nelson se tassa, sans les quitter des yeux. Il ne bougeait pas ; seule sa tête se déplaçait de droite et de gauche par petites saccades. Il sentait le faible mouvement de la respiration dans son corps humain quand il le touchait du bout des pattes.

La pensée de Kree lui arriva, très lente.

– C’est la vérité, étranger. Vous habitez maintenant le corps du loup Asha.

La pensée farouche et puissante de l’étalon le coupa :

– Le pouvoir des Anciens ! Le châtiment de ceux qui agissent contre la Fraternité !

Cette fois encore, le tigre Quorr regarda Nelson et rit.

– Vous devriez être fier, étranger ! Pour vous, le Gardien a fait exception en vous donnant le corps utile d’un frère de Clan. Quand nous péchons, nous sommes exilés dans le corps des petites choses pourchassées qui ne naissent que pour être dévorées.

Puis, nettement, clairement, le grand aigle Ei lança à Nelson :

– Courage, étranger !

Et Nsharra répéta en un écho affaibli :

– Courage, Eric Nelson.

Ce fut alors que la colère de Nelson se mit à le réchauffer de sa peur glacée. Mais il ne parvenait toujours pas à y croire.

Effaré, ahuri, sa pensée se porta vers Kree :

– Ce n’est pas possible. Aucune science n’en est capable… mon cerveau dans un corps de loup…

– Pas votre cerveau, mais votre esprit, répondit d’un ton sombre Kree. L’esprit est immatériel, une mince toile de force. Ainsi le disaient les Anciens. Et ils ont construit une machine capable de transférer les esprits en d’autres corps. Je me suis contenté de l’utiliser.

« C’est toujours le cerveau et le corps d’Asha. Les instincts, les souvenirs, la connaissance latente d’Asha sont toujours dans ce cerveau et vous en aurez l’usage. Mais votre moi réel, votre esprit conscient, se trouve maintenant dans le corps d’Asha alors que l’esprit conscient d’Asha est en sommeil.

Nelson sentit son nouveau corps se tendre et se dresser. Il s’écria, affolé :

– Mais pourquoi ? Pourquoi ne m’avoir pas tout simplement tué ?

– Vous êtes notre otage pour la vie de mon fils Barin, répondit Kree. Lorsque Barin nous sera rendu, vous serez réintégré dans votre propre corps !

La colère qui avait peu à peu grandi en Nelson éclata soudain en une fureur ardente. Une rage comme il n’en avait jamais connue, la sauvage fureur du loup.

Qu’ils lui aient fait une pareille chose, à lui, Eric Nelson ! Qu’ils aient osé !

Nelson avait la perception obscure d’un lien étrange entre son esprit accoutumé et quelque chose de sombre, primitif, inconnu. Une fureur d’homme puisant aux sources profondes et sauvages de la bête. Il découvrit les dents et gronda. Il sentit tout son corps neuf de loup se bander, tandis qu’il fléchissait sur ses pattes.

Fureur d’homme, rage de hête… souvenirs, instincts, libération de toute chaîne… ce n’était pas si irréel, si étrange, après tout ! Il n’y avait pas tellement longtemps que l’homme lui-même était une bête de proie !

Il bondit en un magnifique saut, bien calculé, droit sur Kree.

Il entendit Nsharra pousser un cri, puis, en plein essor, il ressentit le choc du grand corps de Tark qui avait également bondi. Le large poitrail du loup le heurta à l’épaule, le renversa, le jeta sur le sol de verre. Il lança la tête, sentit poil et peau céder sous ses crocs, goûta le sang sur sa langue.

Ensuite le poids supérieur de Tark l’étouffa. Les fortes mâchoires de Tark s’étaient refermées sur sa nuque et il le secouait comme un chat secoue une souris. Le chef de Clan rejeta Nelson loin de lui, l’envoya rouler plusieurs fois, puis il se dressa, dédaigneux, sûr de sa force, en riant, sa langue rouge pendant de sa gueule ouverte.

– Il faut encore que tu apprennes que moi, Tark, vint la pensée du grand loup, je suis le chef de la meute des Hirsutes !

Et Nelson, se ramassant, renvoya une pensée rageuse :

– Mais moi, je n’appartiens pas à ton Clan !

Il se précipita de nouveau sur Tark.

C’était bizarre comme il savait se battre. Foncer bas pour mordre une patte de devant, se servir de la poitrine comme d’un bélier, toujours couvrir sa gorge, esquiver, danser, pivoter et lancer le coup déchirant, terrible, sur le côté du cou de l’adversaire, pour mordre la veine.

Tout cela, Nelson le savait et le savait bien. Il était jeune et puissant et il se battait pour tuer. Mais cela ne l’avançait à rien. Tark se déplaçait comme un feu follet devant lui, si bien que les mâchoires de Nelson se refermaient sur l’air… et avant qu’il ait pu se redresser, le vieux seigneur de la meute lui faisait perdre l’équilibre grâce à son poids supérieur, puis il mordait, déchirait et s’éloignait hors d’atteinte, toujours riant.

Nelson bondissait, sautait, repartait, se faisait renverser, mais se refusait à abandonner le combat. L’odeur douceâtre du sang emplissait l’air. Le grand cheval noir hochait la tête et frappait du sabot sur le sol. Quorr plissait sa face rayée en un rictus, ses griffes sortaient et rentraient, tandis que sa queue battait.

Seul Ei restait perché, immobile, sur le dossier du fauteuil de Nsharra. La jeune femme avait le visage livide, une expression de pitié, de peine, dans les yeux. Elle regardait son père d’un air implorant, alors qu’il restait immobile à suivre le combat de ses yeux tristes.

En réponse aux appels de Nsharra, Kree soupira et dit :

– Ne lui fais pas de mal, Tark… pas plus que nécessaire.

Et Tark répliqua, haletant :

– Il faut qu’il apprenne à obéir !

Une fois encore ses grandes mâchoires claquèrent, tranchant et déchirant la chair, et Nelson alla rouler plus loin.

Le moment vint où Nelson voulut sauter encore une fois et en fut incapable. Battu, immobile, il restait planté sur ses pattes tremblantes, les flancs creusés, la tête basse. Il sentait le sang et la sueur baigner son corps poilu de loup.

La pensée de Tark s’enquit :

– As-tu appris, petit ?

Nelson répondit :

– J’ai appris.

Mais le feu sourd de sa rage brûlait toujours en lui.

Tark lui intima sévèrement :

– N’oublie pas !

Il trotta jusqu’auprès de Nsharra et entreprit de lécher son pelage en gardant un œil moqueur sur la créature qu’était devenu Eric Nelson. Kree se pencha en avant, ses yeux enfoncés dans les orbites examinant gravement le loup Nelson.

– Ecoutez, dit-il, écoutez, Eric Nelson, quel sera le prix de votre délivrance.

Il attendit, comme pour laisser à l’esprit confus de Nelson le temps de s’éclaircir, puis il poursuivit :

– Retournez auprès de vos camarades, Eric Nelson. Retournez chez les Humanités. Ramenez-moi mon fils vivant et libre et vous redeviendrez un homme.

Nelson émit en pensée un ricanement furieux.

– Vous figurez-vous qu’ils me croiront ? demanda-t-il. Pensez-vous qu’ils m’écouteront ?

– Il vous faudra les y forcer.

– Ils me tireront dessus à vue !

– Ce sont vos compagnons, Eric Nelson. C’est votre affaire. (Kree se tourna vers le chef de meute et sa pensée ordonna :) Tark, montre-lui le chemin.

Tark se dressa en s’ébrouant. Il fit trois pas silencieux vers Nelson et lui dit :

– Va.

Nelson lui fit face, obstiné, et ne bougea pas.

La pensée de Quorr vint :

– Le louveteau oublie vite, Tark. Il faut que tu lui refasses la leçon.

Et Hatha roula les yeux, frappa du sabot :

– Donne-lui une bonne leçon !

Ei agita les ailes, et ce fut comme un soupir.

– Rappelle-toi, étranger, fit sa pensée, le courage n’est une qualité utile que si l’on est assez sage pour savoir quand y recourir.

– Vous tous, laissez-le tranquille ! s’écria Nsharra. (Elle tendit les mains en un geste implorant et demanda :) Allez-vous-en, je vous en prie, Eric Nelson !

Nelson vit qu’elle avait des larmes dans les yeux. Il observa Tark qui s’approchait de lui, son grand corps bandé en un fluide mouvement. Il vit le soleil briller sur les crocs de Tark.

L’odeur brûlante de son propre sang lui monta aux narines.

D’un seul coup, Nelson vira et partit en courant. Comme si ce geste avait été un signal, des bruits confus s’élevèrent derrière lui : les piétinements et le hennissement de Hatha, le rugissement du loup. Ils éveillèrent des appels dans tout le Hall des Clans.

Et Nelson, tout en courant, perçut parmi le tumulte l’appel sonore de la pensée de Tark.

– Clans de la Fraternité ! Faites savoir partout que le loup Asha est hors-la-loi !

Par les couloirs étincelants et les salles poussiéreuses, on le chassa hors du bâtiment, au long des rues forestières de Vruun. A coups de sabots, de crocs et de griffes, on le chassait et toujours l’appel retentissait devant lui, se répandant comme un terrible incendie :

– Asha le loup est hors-la-loi… hors-la-loi !

Et il courait, lui qui était à la fois loup et homme, à la fois Asha et Eric Nelson. Il courait par les larges voies de la forêt, entre les dômes de la brillante cité, et il n’y avait pas d’asile pour lui.

Les aigles piquaient et criaient au-dessus de lui. La horde grise trottait à ses trousses, et quand il tentait de foncer de côté, le Clan de Hatha était là pour lui barrer la route, tous sabots prêts à frapper. Et partout coulaient dans l’ombre les formes rayées, silencieuses, des Griffus qui se moquaient de lui.

Les hommes et les femmes de Vruun suivaient de leurs yeux pleins d’amertume la course du coupable, et eux aussi lui barraient la route. Nelson suivit le seul chemin qui lui fût ouvert, hors de Vruun, droit vers la forêt sauvage. Il courait ventre à terre, le cœur gonflé de rancœur, et il savait ce qu’éprouve un chien qu’on pourchasse dans les rues d’une ville.

L’ombre de la forêt l’accueillit. La terre était humide et molle sous ses pattes. Il filait entre les arbres. Au bout d’un temps, il se rendit compte que la poursuite avait cessé, que ses tourmenteurs étaient loin derrière lui.

Il ralentit au petit trot, puis à une marche traînante. Respirer était une souffrance, une douleur déchirante. Aux endroits où Tark l’avait mordu, le sang coulait et dégouttait, le vidant de sa force. Il avait mal dans toutes ses articulations, dans tous ses muscles.

Il traversa un petit ruisseau et s’arrêta pour y boire. Puis il s’allongea dans l’eau courante. Le froid glacial de l’eau lui fit l’effet d’une brûlure sur sa chair à vif.

Il se releva et repartit mollement.

Un instinct qui n’était pas le sien, mais celui d’Asha, lui indiqua un gîte. Il se glissa dans un creux entre deux grosses racines tordues, où il faisait chaud.

Alors il se coucha et, comme un loup, se mit à lécher ses blessures.

La nuit venait sur la vallée de L’Lan.